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« Comme partout en Europe » : remarques linguistiques sur un discours confiné

Les apéro-bingo sur les discours de Macron pourraient déjà par eux-mêmes constituer une analyse linguistique intéressante de ces "adresses" aux « Chers compatriotes » qui ont rythmé, avec les conférences de presse de M. le Premier Ministre, cette année virulente qu’a été 2020

Je suis pour autant persuadée qu’il reste beaucoup à dire et que les analystes du discours* sont prêts à sortir des essais passionnants sur le sujet. Comme ce n’est pas ma spécialité, attendant impatiemment que ces études voient le jour (si vous en avez à me signaler, je suis preneuse), je vais ici partager quelques remarques innocentes et hétérodoxes.

 

Tout agacée que je fusse par les tics linguistiques d’Emmanuel Macron, par ses anaphores, par sa louable capacité à nous dire les choses « très clairement », je ne jurais l’année dernière que par des commentaires inavouables sur le contenu de ses adresses. J’ai commencé à me pencher sur les aspects linguistiques formels des discours "anti-covid" seulement en écoutant Castex. Mais, à vrai dire, cette analyse formelle n’est qu’une porte d’accès à un contenu plus caché, à une sorte de message subliminal, c’est-à-dire à ce que le locuteur, le conférencier, veut nous dire sans nous le dire explicitement. L’analyse du discours permet de saisir l’intention du locuteur. Un exemple bien connu mais non académique est celui des blagues sur l’interprétation de ce que veulent réellement dire les femmes qu'on trouve dans les magazines féminins (d’ailleurs, je me suis toujours demandé en quoi cela pourrait aider les hommes vu qu’ils ne constituent normalement pas le public visé). Il s’agit en gros de lire entre les lignes, d’interpréter des signes, de comprendre ce que le locuteur veut faire avec son discours.

 

Castex, donc. Mais je ne laisserai pas tomber le Président, jamais. Allons-y.

La comparaison avec l’Europe

Avez-vous remarqué que le premier ministre applique la même stratégie qu’un sixième qui, rentrant chez lui avec un 7, joue la carte du

« la moyenne de la classe était à 6 ! » ? Cela s’appelle Big-Fish-Little-Pond Effect, ou Effet gros poisson dans une petite mare, un type de comparaison sociale dite "descendante" qui nous permet de relativiser nos échecs. Voici donc une clé de lecture possible pour

 

« Le virus progresse en France, comme presque partout en Europe » (conférence de presse, Castex, 25 février 2021),

« En France, comme partout en Europe, la deuxième vague est là. » (conférence de presse, Castex, 22 octobre 2020),

« [....] la circulation du virus reste moins active chez nous que dans la plupart de nos voisins européens » (conférence de presse, Castex, 8 janvier 2021).

 

Je ne cite que quelques-unes des nombreuses occurrences. Le recours à cette stratégie ne servirait pas uniquement à essayer de détourner l’attention des responsabilités du gouvernement, mais aussi à se jeter des fleurs quand la situation est moins catastrophique : 

 

« […] si la France était parmi les pays les plus touchés par l’épidémie à la fin du mois d’octobre, la situation s’est inversée depuis : c’est probablement aujourd’hui en France que la situation a le mieux évolué depuis 6 semaines et c’est en France que l’épidémie est aujourd’hui la mieux maîtrisée par rapport à nos voisins européens. » (Castex, 10 décembre 2020)

 

et à légitimer donc les décisions gouvernementales :

 

« Cela est bien-sûr dû aux mesures que le Gouvernement a prises de manière suffisamment précoce » (même discours, quelques lignes plus bas).

 

Cette stratégie de la comparaison peut même frôler le ridicule : 

 

« Si certains pays qui nous entourent ont à ce jour davantage vacciné que nous, la France est en tête pour la vaccination des personnes les plus exposées aux formes graves de la Covid. » (Castex, 25 février 2021)

 

La comparaison descendante n’est pas absente des adresses de Macron, mais elle est contrebalancée par un appel à la collaboration et à la coordination entre pays européens qui débouche par moments sur une assimilation empathique émue d’espoir :

 

« […] nous, Européens, ne laisserons pas une crise financière et économique se propager. » (adresse de Macron, 12 mars 2020)

 

Où est passé cet esprit de fraternité dans les discours qui ont suivi ?

Vive la république !

En cherchant les occurrences du mot « Europe », je suis tombée d’innombrables fois sur « pays » et « nation », le premier désignant la France ou les autres pays européens, le second exclusivement l’Hexagone, of course. Il y aurait beaucoup à dire sur la différence entre ces deux termes et sur leurs emplois, sûrement pas innocents. Mais il y a quelque chose de plus surprenant, un mot qui brille par son absence. C’est la République ! Mis à part dans les exclamations qui closent les adresses, si ce mot figure une fois le 13 avril (« […] je demande à tous nos élus, comme la République le prévoit en cette matière, d’aider à ce que ces règles soient les mêmes partout sur notre sol. »), il est complètement absent de TOUS les autres discours étudiés, sauf dans l’adresse du 14 juin 2020, celle qui célèbre la victoire, s’enivre de la promesse de la relance économique, appelle à l’unité pour poursuivre le combat :

 

« L’indépendance de la France pour vivre mieux exige aussi notre unité autour de la République. […] Je nous vois nous diviser pour tout et parfois perdre le sens de notre Histoire. Nous unir autour du patriotisme républicain est une nécessité. »

 

Le Président enchaîne avec un rappel des valeurs de la République, la lutte contre les discriminations et le négationnisme.

Soit dit en passant, ce discours est celui qui précède le 28 juin

 

Vive la République, vive la France ! D’ailleurs, est-ce parce que je ne suis pas Française que ces exclamations suscitent en moi un effet anachronique relevant du comique et du grotesque ?


* Branche de la linguistique, l’analyse du discours se propose d’étudier le discours dans sa dimension linguistique et sociale, en se concentrant notamment sur le lien du texte avec le contexte et sur la place et les intentions du locuteur.

 

Métaphore de la guerre, jeu déictique bien réfléchi entre je/nous/vous, stratégie du reproche, évitement du mot "confinement"… les discours offrent plein d’aspects langagiers à creuser. Voici quelques analyses passionnantes :

Covid-19 : ce que les discours et allocutions d'Emmanuel Macron révèlent de sa gestion de crise

Face à la crise du Covid-19, le langage comme mécanisme de défense

 

Pour la chronologie des actions du gouvernement :

Les actions du gouvernement

 

Les discours étudiés (transcriptions disponibles sur www.elysee.fr et www.gouvernement.fr : 

Macron - 12/03/20, 16/03/20, 13/04/20, 14/06/20, 28/10/20, 24/11/20

Castex – 22/10/20, 10/12/20, 8/01/21, 25/02/21 

 

Crédit Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski 

Pour l'apéro-bingo, impossible de remonter au créateur du jeu...

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